L'Europe sociale pour la paix par Bernard Wach publié dans Place Publique |
Octobre 2008 |
Jean-Monnet souhaitait à long terme une Europe fédérale pour assurer la paix et le développement économique des nations européennes. A court terme, la construction initiale répondait à deux objectifs urgents : éviter les conflits entre la France et l’Allemagne autour de la question de l’acier (fer de Lorraine et charbon de la Ruhr) et permettre le réarmement de l’Allemagne, inévitable à l’aube de la guerre froide, dans un cadre supranational. Monnet savait qu’il convenait d’associer les citoyens à cette construction, il ajoutait à l’époque : « Tout ce qui ira dans le sens d’une communauté plus large des peuples et de la transformation de la forme capitaliste du passé vers une meilleure répartition entre les citoyens du produit de leur effort commun sera appuyé par l’opinion enthousiaste ».
Le premier objectif fut atteint avec la création de la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) en 1951 qui évita la cartellisation des producteurs de charbon allemand et un handicap structurel de l’économie française sur le coût de l’acier. Le second objectif échoua dans un cadre européen après que le parlement français, hostile au réarmement allemand, eut rejeté la CED (Communauté Européenne de Défense) en 1954, aux chants de la Marseillaise et de l’Internationale. Pierre Mendes-France, premier ministre à l’époque dira plus tard « En toute franchise, je n’aimais pas la CED. Partisan de l’Europe depuis longtemps, je déplorais qu’on lui donne une forme militaire et l’aspect d’une construction hostile à l’Europe de l’Est. » Alors que les Etats-Unis, dans l’attente d’une participation militaire et financière de l’Europe à la guerre froide, étaient partisans de la CED, c’est l’OTAN qui fut le cadre de substitution du réarmement allemand. L’Europe perdit pour longtemps et jusqu’à ce jour la capacité d’être un acteur à part entière de sa propre défense, à parité avec les Etats-Unis.
Sur le troisième point, la solidarité sociale et une meilleure répartition des richesses par l’Europe, choux blanc ! C’était pour Jean Monnet, la condition de l’adhésion des citoyens à l’Europe. La carence sociale de l’Europe, plus orientée sous la pression des états, vers les normalisations réglementaires indispensables au grand marché, vers la stabilité économique et la performance des entreprises sur le marché mondial que vers la vie des gens, a conduit à l’impossibilité d’obtenir, par referendum, l’adhésion des citoyens à quelque progrès de l’Europe que ce soit.
Pourquoi cette carence ? Par définition, la justice et la protection sociale sont des questions plus transversales aux sociétés que les réglementations et les accords économiques internationaux. Elles relèvent d’équilibres, spécifiques à chaque pays européen, entre tous les acteurs de la société : travailleurs, familles, syndicats, instruments de la solidarité, entreprises, état. Le principe de subsidiarité (laisser aux états ce qu’on traite mieux au niveau national qu’au niveau européen) s’est toujours appliqué aux questions sociales. C’est sûr, si l’Europe ne fait rien, c’est mieux fait au niveau national. Chaque pays et chaque gouvernement compte sur ses propres recettes pour contenir les tensions sociales, satisfaire des intérêts contradictoires et maintenir sa performance économique. Des principes communs déjà difficiles à définir ne suffiraient même pas pour déduire des mesures applicables dans tous les pays, sans de grands chambardements partout. Il faudrait tout mettre à plat, et les rapports sociaux ne manquent pas d’hypocrisie : tous les principes déclarés ne sont pas appliqués, les rapports de forces tellement déterminants dans nos sociétés démocratiques restent le plus souvent implicites, toutes les concessions au capitalisme ne sont pas dites : les pauvres sont quand même des électeurs.
Les partis de droite sont sans doute plus préoccupés de stabilité sociale que de justice et de protection sociale. La gauche européenne plus que la droite pourrait travailler à une Europe de la justice sociale. Elle ne s’y est pas vraiment attelée, préférant utiliser le pouvoir de l’Etat national pour contenir, tant bien que mal, les inégalités, sans mettre à mal l’économie. Que ne pourrait-on espérer si l’Europe poussée par la gauche avait limité les parachutes dorés avant la crise !
On doit regretter l’absence d’une politique économique et industrielle, de ressources fiscales propres à l’Europe, d’une anticipation quelconque un an après le début de la crise, qui manquent aujourd’hui, et qui ont autorisé, par exemple, la politique habituelle de dumping de l’Irlande qui proposait seule de garantir les dépôts pour attirer les capitaux ou ce qu’il en reste. Malgré cela, il semble que la crise actuelle soit une opportunité pour des mesures européennes communes et décisives. Mais attention au retour de bâton, à l’effet catastrophique sur les opinions, si l’Europe ne montre son dynamisme que pour voler au secours du capital financier. Les réactions européennes à la crise financière devraient être accompagnées d’un volet social fort qui prouverait que l’objectif final est bien l’économie réelle et le bien-être des citoyens européens.
Sur une toute autre question, après la guerre en Géorgie, le président d’Estonie Toomas Hendrik Ilves déclare : « Je pense que l’UE a des moyens très limités ici. Le problème est que nous vivons dans notre Europe post-moderne où tout le monde est beau et gentil. Et tout à coup, nous nous retrouvons avec une grande puissance du XIXe siècle. L’Europe n’est pas prête pour ça. Toute l’idée de construction européenne de Monnet et Schumann est que nous devons nous rencontrer, discuter : c’est post-moderne. Mais là, avec la Russie, c’est pré-moderne. » (Le Monde du 29/08/2008). Une Europe participant d’avantage à la justice sociale, plus concernée par les conditions de vie des citoyens est une condition pour plus d’intégration européenne, c’est donc un préalable pour « rencontrer, discuter » d’égal à égal avec la Russie, les Etats-Unis ou la Chine, pour que l’Europe soit un facteur de paix, de stabilité économique et de progrès social à l’extérieur, comme elle le fut à l’intérieur. Après deux échecs successifs de la réforme des institutions, ce devrait être le programme de la gauche européenne. Ce n’est pas facile, c’est ce qu’il faudrait maintenant à l’Europe.
Bernard Wach
Vice-président de l’association ICE