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Rapport de la mission Causes Communes-ICE au Kosovo
(24 au 27 juillet 1999)

par Bernard Wach

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1. La mission Causes Communes

La " mission " à laquelle nous avons participé, était organisée par Causes Communes aux fins de :

  • Etablir des contacts dans les différentes communes du Kosovo,
  • Présenter aux Kosovars et aux autorités onusiennes le projet de maisons des communes,
  • Associer pratiquement au projet de maisons des communes les principales forces politiques belges (parti libéral, parti social-chrétien, PS, écologistes),
  • Obtenir l’accord et le soutien de Bernard Kouchner, Haut Commissaire de l'ONU au Kosovo.

Participaient également à la mission :

  • Véronique Nahoum-Grappe, membre d’ICE et présidente de Cause Commune,
  • Vanessa Matz, échevin sociale-chrétienne chargée des travaux publics à Ayvaille,
  • Anne-Marie Lizin, sénateur socialiste, bourgmestre de Huy, co-fondatrice du comité Kosovo belge,
  • Philippe Monfils, sénateur et président du groupe libéral,
  • Léon Saur, Echevin de Fléron, assistant parlementaire (Cause Commune),
  • Michel Van Roye, échevin écologiste chargé des travaux publics à Bruxelles,
  • Olivier Poswick, économiste à l’union des villes et communes de Wallonie,
  • Eric Masquelier (Causes Communes),
  • Bernard Wach (ICE).

Une journaliste radio de RTBF et une équipe télé de RTL accompagnaient épisodiquement la mission.

La rencontre d’interlocuteurs dans tout le Kosovo était facilitée par des émissions de radio quotidiennes, en direct sur RTB pendant deux semaines. Les contacts au Kosovo venaient pour une bonne part des contacts établis avec les réfugiés kosovars en Belgique. Pendant les quatre jours de notre présence effective, avec les visées de la mission surtout dirigée vers le haut-commissariat, il n’était pas concevable de rencontrer un grand nombre d’acteurs de la société civile albanaise dans différentes villes du Kosovo, comme nous nous le proposions ; d’autant moins que nous n'avons réussi à joindre sur place ni Lerije Osmani (comité des droits de l'homme de Prishtina), ni Aghim Hisseni (syndicat des enseignants) que nous avions rencontrés en France. Par contre nous avons largement profité des contacts de qualité établis sur place par Eric et Léon (Cause Commune) et des observations, transmises à chaud, qu’ils avaient recueillies la semaine précédente dans presque tout le Kosovo.

Le projet de maisons des communes a été bien accueilli par tous les interlocuteurs occidentaux (français) à qui il a été présenté : Bernard Kouchner, Dominique Vian (ajoint de Bernard Kouchner pour l'administration civile), Alain Leroy (administrateur régional de Pejz), le général Cuche (responsable pour la KFOR de la reconstruction dans le secteur français). Les maisons des communes sont apparues à tous comme un bon moyen pour contourner l'absence d'un pouvoir local légitimé par des élections et pour commencer rapidement un travail de réorganisation locale et d'action civique sur le terrain, avec la société civile, et dans la durée. "Nous sommes assaillis d’urgentistes " dit Thérèse Pujolle (Responsable de la cellule PA-CO-BALK - Affaires étrangères).

L’administration locale n'est évidemment pas une des préoccupations premières des Albanais du Kosovo, du moins dans ces termes ; il est vrai que la société kosovare, comme nous le verrons plus loin ne manque pas de capacités de s’organiser. En revanche, tous nos interlocuteurs kosovars, et pas seulement les intellectuels, se sont montrés demandeurs de relations avec les occidentaux. Au Kosovo, la modernité ce n'est pas que Nike, Coca-Cola, Marlboro. C'est aussi le Deutch Mark (l'euro), l'OTAN, l'Union Européenne, la libre entreprise (les albanais du Kosovo s’y sont entraînés dans les pires conditions durant les 10 années où ils furent licenciés des administrations et des entreprises d’état), l’action humanitaire et politique dans les pays démocratiques, particulièrements dans les pays européens : la mondialisation laisse ici toutes ses chances à l'Europe. Tous les Kosovars souhaitent une modernisation de leur société sous différents aspects principaux, variables selon les personnes : politique, institutionnel, économique, culturel. Des lieux de travail et d'échange, sur le terrain, entre occidentaux et Kosovars sont donc accueillis plus que favorablement.

Le lendemain de la rencontre avec Bernard Kouchner, nous avons appris son approbation entière du projet. Rendez-vous a été pris avec Dominique Vian, adjoint chargé de l'administration civile intérimaire et avec l’adjoint chargé de l’administration communale pour réfléchir à des modalités possibles et à la relation des maisons des communes avec des projets existants (Conseil de l'Europe, Union Européenne). Sur la base des objectifs ci-dessus, le voyage a donc été un premier succès.

2. La situation générale au Kosovo

Nous avons pu visiter sérieusement Prishtina, Ferizaj, un village près de Ferizaj (presque complètement détruit), Mitrovica (largement détruite). Véronique Nahoum-Grappe s’est rendue à Pejz (largement détruite). La situation décrite vaut pour les villes visitées (est, centre et nord du pays).

Tous les observateurs, les membres d’ICE compris, sont frappés par l’extrême vitalité de la société kosovare.

Les camions qui entrent 24h sur 24 à la frontière ne sont pas pour la plupart des camions des organisations humanitaires. Le commerce est florissant (aucune taxe n’est prélevée), on trouve de tout sur les marchés et sur les trottoirs de Prishtina et de Mitrovica, on y vend cigarettes, vêtements, canapés, nourriture, boissons, roues de tracteurs, brouettes, outillages divers. Il y a une boutique de téléviseurs à Mitrovica au milieu des maisons détruites…

On reconstruit avant même de recevoir la moindre aide : des commerces de matériaux avec des dépôts de briques partout, des charrettes tirées par des chevaux ou des tracteurs contenant des matériaux de construction sur les routes. A Mitrovica, dans une maison brûlée, sur la moitié de sa largeur, deux boutiques flambant neuves, joliment peintes, avec vitrines et enseignes, sont rouvertes.

Question : d’où vient l’argent ? Des immigrés en partie, il y a probablement beaucoup d’endettement aussi car si les gens ne semblent pas trop manquer de nourriture, ils ne sont pas riches.

La vie reprend très vite du moins dans les villes. A Prishtina les jeunes (modèle universel) marchent sur l’avenue principale, piétonne le soir, comme sur les ramblas espagnoles. Terrasses de café et restaurants partout y compris, comme à Mitrovica, devant des maisons brûlées.

Les cultivateurs travaillent dans les champs.

Beaucoup de circulation sur les routes : voitures, camions, engins militaires de la KFOR, charrettes, tracteurs. Les routes sont en assez bon état pour ce que j’en ai vu. Les destructions par l’OTAN sont peu perceptibles en regard des villes et villages brûlés (Pejz, Glogoff, Mitrovica) : un immeuble à Prishtina, un pont entre Prishtina et Mitrovica, des cuves de gaz ici, une usine là.

Dans certains villages et dans les villes, certaines maisons sont détruites, d’autres pas. Il n’y a pas de logique apparente. En vérité, il n’y a pas de logique du tout : à Mitrovica, une seule maison n’a pas été brûlée sur un groupe de 4 maisons isolées par une enceinte appartenant toutes à la même famille (une par oncle). La maison rescapée a été pillée; 25 personnes y habitent; elle a été remise dans un état impeccable (canapés, rideaux, salle à manger, cuisine aménagée). A Ferizaj, on voit des maisons brûlées marquées UCK, d’autres marquées de la croix serbe. Une de ces dernières brûlait encore.

Les témoignages entendus concordent tous avec ce que nous savons des déportations : départ immédiat, sans bagages, souvent la nuit, chassé par les paramilitaires, on rejoint une colonne qui est aiguillée jusqu’à la frontière, cent à deux cents kilomètres à pied, plusieurs jours sans manger.

Tous les albanais du Kosovo rencontrés sont aussi calmes que ceux que nous avons fréquentés à Paris. Les hommes comme les femmes (avec ou sans foulard), dans les villes et les villages, vous racontent des histoires horribles avec une émotion contenue, d’une voix égale. Les réponses aux questions sont précises. Ce calme peut être trompeur.

La haine contre les serbes n’est jamais exprimée en tant que telle par les albanais du Kosovo que nous avons rencontrés. A Prishtina, nous habitions la maison très confortable d’une dame albanaise, plutôt aisée apparemment, qui a fui de chez elle juste avant la guerre : un des enfants de ses voisins, âgé de 10 ans, la vise avec un pistolet, les parents lui disent " mais tire ", il n’a pas tiré, elle a fait ses valises. La maison est entourée de trois autres encore occupées par des familles serbes. Deux autres maisons de serbes compromis dans les pillages (dont celle des voisins belliqueux) sont vides. Les tensions existent et sont intenses, pourtant la cohabitation à Prishtina est encore possible : la voisine albanaise fait les courses pour les voisines serbes qui, ne parlant que serbo-croate, craignent d’être inquiétées. Il faudrait mieux connaître la situation réelle dans des villages encore peuplés de serbes, s’il y en a.

Un problème grave : les communications téléphoniques internationales sont quasi-impossibles. Le GSM fonctionne exclusivement à Prishtina. On pourrait attendre de l’ONU qu’elle résolve ce problème rapidement. Même chose pour l'ouverture de l'aéroport de Prishtina.

3. La société civile : la communauté, pas le parti

Quelques éléments qui éclairent indirectement la nature de la LDK - je rappelle nos interrogations plusieurs fois réitérées sur l’étonnante discrétion de la LDK durant la période des déportations de masse, sur sa faiblesse par rapport à l’UCK, qui prive les Albanais du Kosovo d’une expression démocratique, réputée raisonnable et pacifique après 10 ans de lutte exemplaire, et susceptible de peser sur les choix de la communauté internationale.

  • Isa Haxhiu, chirurgien albanais, urologue à l’hôpital de Prishtina, raconte son activité depuis 1991, année durant laquelle il a été licencié : " Nous ne pouvions plus exercer dans les dispensaires et les hôpitaux donc nous avons créé des cliniques privées ". Il ne dit pas médecine clandestine, ce qui n’ôte rien aux menaces, aux poursuites, aux violences subies, à la précarité de cette médecine privée (sans aucun financement). La démarche par contre relève moins d’une résistance organisée que d’une pratique spontanée, une sorte de résistance générale, auto-organisée. Puis pendant la guerre, il rejoint les combattants de l'UCK dans les montagnes où il continue de soigner. A la fin de la guerre, il reprend son poste de chirurgien à Prishtina. Aujourd’hui, il participe aux discussions avec l’ONU sur la nouvelle organisation de la santé (qui est médecin ? quel quota entre serbes et albanais ?). Il n’est pas payé car le haut-commissariat refuse de payer les salaires tant que les négociations n’ont pas abouti – " c’est le seul moyen de pression dont je dispose " dit Bernard Kouchner. Isa Haxhiu a toujours été médecin, citoyen, résistant, jamais militant d’un parti.
  • Les enseignants de l’université de Prishtina que nous avons rencontrés se présentent par leur fonction universitaire, pas par leur titre politique, alors même qu’ils font partie de ces intellectuels de la LDK, réfugiés durant la guerre en Macédoine, que nous cherchions à joindre. Ils ont repris leurs postes, participent aux négociations avec le haut-commissariat qui achoppent de la même manière qu’avec les médecins. Ils ne sont toujours pas payés. Ce sont des universitaires, des citoyens, des résistants, pas des militants de parti.
  • Dans un village entièrement albanais, presque entièrement détruit, une école est intacte. Un responsable de la commune de Ferizaj, probablement UCK, nous montre avec une certaine fierté l’école intacte mais pillée : " Cette école a été construite de leurs mains par les albanais du village, eux-mêmes, sans aucune aide, il y a plus de 30 ans ". Elle a continué à fonctionner jusqu’à la guerre malgré l’interdiction et plusieurs visites musclées des autorités serbes ". A ma question portant sur l’utilité de construire une école, il y a 30 ans, dans un pays socialiste dont nous savons que les efforts d’éducation des couches les plus pauvres, des femmes, des minorités, ont souvent été réels, la traductrice répond que c’est pour fournir un enseignement démocratique, européen, non totalitaire. " L’école était autorisée car, sous le titisme, on pouvait s’arranger ". L’école clandestine pendant les dix dernières années pourrait donc être la généralisation, dans une situation plus dangereuse, d’écoles libres déjà mises en place par les communautés albanaises et pratiquant l’enseignement en albanais.
  • Comme Bernard Kouchner, c’est un de leur rare point d’entente semble-t-il, les résistants de la société civile expriment tous la nécessité du retour de Rugova au Kosovo et sur la scène politique locale, cela même lorsqu’ils sont très critiques à son regard : " sa politique a échoué, les kosovars et les occidentaux le savent, sa position politique est affaiblie ".

Ces éléments, peu nombreux mais très cohérents, suggèrent que la résistance " clandestine " durant les 10 dernières années relève d’une pratique immanente à la société albanaise du Kosovo, largement auto-organisée, dans le prolongement d’initiatives communautaires expérimentées sous le titisme, en profitant de son relatif libéralisme. L’importance de la résistance albanaise au Kosovo ne nécessitait pas un parti puissant mais s’appuyait bien plus sur la capacité d’initiative singulière de la société civile albanaise (à l’œuvre aujourd’hui dans la reconstruction). La LDK était donc plutôt le représentant et le porte-parole que l’initiateur et l’organisateur de cette politique. Sans doute aussi donnait-elle à la résistance pacifique, son discours et sa stature d’alternative à l'action violente. Un petit groupe de personnes, autour de Rugova y suffisait. On comprend mieux alors la fragilité de cette structure minimum qui n’a pas la surface du phénomène qu’elle exprime. La LDK sans Rugova est un vaste mouvement civique exsangue. Les acteurs de la résistance sont là, nombreux à avoir survécu, ils ont repris leurs postes comme citoyens, pas plus organisés que cela, sans porte-parole, ce qui permet à la l’UCK d’apparaître comme la seule voix et la seule force organisée au Kosovo.

Le problème nouveau, mais à qui le soumettre, serait de comprendre ce qui dans la société albanaise du Kosovo, dans sa tradition et son organisation, est à l’origine de sa capacité d’initiative propre dans une période de répression générale, sans parti fort, ni organisation clandestine.

Nous n’avons recherché aucun contact avec l’UCK, pas plus qu'avec les autres partis en tant que tels. L'UCK est fortement présente. Elle a installé des équipes dans chaque municipalité selon un organigramme identique : maire, conseillers, administratifs. Le gouvernement provisoire UCK désigne un maire qui constitue une équipe et la soumet au gouvernement provisoire. Ces équipes ne sont pas forcément incompétentes pour autant, ni également inflexibles (de nombreux kosovars se réclamant de la LDK ont rejoint l'UCK pendant la dernière période).

4. La santé

Toutes les informations émanent d’un unique interlocuteur : le chirurgien Isa Haxhiu.

Depuis l'instauration du régime d'apartheid et le licenciement des médecins albanais, la population albanaise ne se faisait plus soigner dans les hôpitaux du Kosovo car ils étaient le plus souvent maltraités par les médecins serbes (attentes, mépris …). Jusqu'aux bombardements, les cas graves comme les malades cancéreux étaient envoyés à l’hôpital à Belgrade ou à l’étranger, grâce à des collectes parmi les proches et les voisins. Aujourd’hui les cancers, par exemple, ne sont plus soignés. Les hôpitaux soignaient donc uniquement la population serbe (200 000 personnes). Les hôpitaux repris par les albanais doivent soigner plus de 1,5 millions de personnes. Les stocks (médicaments, fournitures) sont épuisés.

L’aide humanitaire n’est pas encore arrivée. Les médecins ne sont toujours pas payés. Les discussions avec l’ONU piétinent. Les dissensions portent sur les ratios entre serbes et albanais qui limiteraient le nombre de médecins albanais réintégrés dans les hôpitaux, sur les médecins albanais "non diplômés" issus de l’enseignement parallèle, sur l’organisation des hôpitaux : l’ONU souhaite maintenir le système centralisé antérieur (un seul véritable hôpital à Prishtina), les albanais souhaitent un système décentralisé avec des hôpitaux dans les principales villes et des dispensaires.

Isa Haxhiu a exprimé un besoin urgent de formation pour des médecins coupés des institutions médicales pendant 10 ans. Pour ICE, nous avons suggéré la possibilité d’organiser des formations ou d’inviter des médecins à des formations, des séminaires, des congrès. La réponse qui nous a été faite est qu’il faudrait organiser cela tout de suite. L’urgence de ce besoin tient à la nécessité d’utiliser des techniques nouvelles disponibles dans les hôpitaux, à l’excès de généralistes et au manque de spécialistes. On peut encore imaginer des motivations supplémentaires comme le risque d’être en situation d’infériorité par rapport aux médecins serbes restés dans le système hospitalier, ou la possibilité de valider des diplômes non reconnus à ce jour.

5. L’enseignement

La plupart de ces éléments nous ont été communiqués par Vesel Nuhiu, professeur de philologie et recteur de l’université de Prishtina.

La tâche est immense, et les moyens inexistants. Comme pour la santé, l’éducation d’état ne fonctionnait plus que pour la population serbe. Il faut tout réorganiser pour accueillir plus de 200 000 élèves ou étudiants albanais et tous les enseignants qui avaient été licenciés. Les négociations avec l’ONU semblent aussi difficiles que pour la santé : quelle place laisser aux enseignants serbes, comment valider les diplômes obtenus dans les universités parallèles ? Quelques autres problèmes mentionnés : les étudiants parlent trop rarement une langue occidentale, l’orientation des étudiants est trop littéraire et ne correspond pas aux besoins d’une société moderne (normal après 10 ans d’une université de principe, ne pouvant fournir aucun débouché, ni diplôme reconnu : autant se cultiver), l’organisation du secondaire est archaïque. Ce dernier point, mais il faudrait le vérifier, est peut-être du à l’héritage d’un enseignement parallèle albanais assez traditionaliste.

6. L’administration de l’ONU, la légalité, la multi-ethnicité

La question de la légalité sur laquelle doit s’appuyer l’ONU au Kosovo, est la principale interrogation qui conditionnera l’évolution des événements et les rapports entre les albanais du Kosovo et l’ONU.

Sauf à pratiquer pour la première fois le " rapt d’une province par la communauté internationale ", comme tout légiste sensé vous le dira, le Kosovo fait partie de la Serbie, cela jusqu’à la mise en place d’un nouveau statut ou de l’indépendance, en accord avec les gouvernements serbes et yougoslaves. Par conséquent, il n’y a pas de possibilité de légiférer, seulement d’administrer et de réglementer. Dans ce cadre, l’ONU se trouve dans la situation d’administrer le Kosovo selon la loi de Milosevic, en attendant son remplacement par un gouvernement serbe démocrate et de bonne volonté avec lequel négocier. Dans cette logique, la Serbie est encore l’interlocuteur principal et imprévisible: on peut parier sur le succès de l’ONU avec les mêmes chances que sur le départ de Milosevic.

Il semble donc que l’ONU ait fait le choix de s’en tenir à la légalité d’avant la guerre, tandis que les Albanais du Kosovo font référence, au mieux, au droit et à la situation sous le statut d’autonomie accordé en 1974. Les albanais du Kosovo et l’ONU sont sur ce point en opposition constante. Tenant d’une société multi-ethnique, de la légalité yougoslave, l’ONU pourrait apparaître très vite aux Albanais, comme un défenseur des intérêts serbes, et la KFOR comme une armée d’occupation. " Par chance, les albanais ne font pas encore la différence entre la KFOR et l’OTAN ". Bernard Kouchner se réclame de l’état de droit, tandis qu’il accuse les albanais de vouloir tout régenter au mépris des serbes et du droit. " C’est nous qui avons libéré le Kosovo, pas eux " ou encore " les albanais, c’est un tiers de démocrates, un tiers d’UCK, un tiers de truands " dit-il. On pourrait imaginer des relations plus constructives.

Par exemple, Bernard Kouchner se plaint que les usines sont occupées par les ouvriers licenciés pendant l'apartheid. " Les usines appartiennent à leurs propriétaires serbes, pas à l’UCK " dit-il. Après vérification, ces usines ont été privatisées après 1991 et cédées, à des conditions qu’on imagine, à des proches du régime de Belgrade (les usines seraient encore nationalisées et appartiendraient à la Serbie ou à la Yougoslavie que le problème ne serait pas très différent). Les albanais du Kosovo considèrent que ces usines appartiennent à la collectivité (ce qui a l’inconvénient de rimer avec collectivisme). L’ONU appliquant la loi internationale et le respect absolu de la propriété, ne se sent pas l’obligation de faire réembaucher tous les albanais licenciés, à moins que les " actionnaires " serbes ne le fassent.

A ma connaissance, la communauté internationale n’a pas condamné l’apartheid des années 90. C’est pourtant par là qu’il faudrait commencer pour pouvoir invalider toutes les situations de fait, tous les droits en rapport proche ou lointain avec le licenciement, l’exclusion, puis la déportation des albanais du Kosovo et qui, à juste titre, leur sont insupportables. C’est dans un deuxième temps seulement, que les droits de la minorité serbe peuvent être affirmés : la justice d'abord.

L’obsession d’une société multi-ethnique à préserver, la crainte d’une volonté de revanche des albanais conduisent l’ONU à privilégier la minorité serbe : il faut donner des gages aux serbes, et encore plus après un attentat comme celui des 14 paysans serbes assassinés au mois de juillet, pour que surtout ils ne quittent pas tous le Kosovo. La présence d’une importante communauté serbe est certainement aussi un argument contre l’indépendance. Il nous a été raconté que l’ONU souhaitait créer une radio à Prishtina (seul l’UCK dispose de radios). Les serbes consultés ont demandé une répartition des postes pour moitié entre serbes et albanais. L’ONU a proposé 40/60, ce que les albanais refusent. Il n’y a toujours pas de radio. Il semble que des problèmes similaires se posent dans toutes les institutions. Chaque fois, ce sont les albanais qui apparaissent à l’ONU comme intraitables et l’ONU pourrait être tenté de jouer de son autorité. Le résultat pourrait être à l’inverse du but recherché comme plusieurs indices le laissent présager : les albanais peuvent terroriser les serbes restants qui fuiraient en Serbie ou dans des zones protégées par la KFOR, le Kosovo ne pourrait retrouver un fonctionnement satisfaisant pour l’ONU, avec une apparence de légalité et une multi-ethnicité exemplaire. La suite : la démission de Bernard Kouchner, un terrorisme généralisé et la paralysie complète.

La logique onusienne sera-t-elle fatale ou Kouchner réussira-t-il à renverser une logique absurde qui en un mois a déjà fait du mal, et le souhaite-t-il ?

7. Les français à Mitrovica

Mitrovica c’est d’un côté de la rivière, du côté albanais, un centre ville largement brûlé et rasé mais hyper-actif : marché, terrasses de café et de restaurant, commerce sur tous les trottoirs, tas de briques, de ciment, circulation de voitures, de tracteurs, de charrettes à chevaux, de brouettes. Du côté serbe de la rivière, ce sont des immeubles intacts mais sordides, une population clairsemée, peu d’enfants, pas de circulation, une forte présence de gros bras rasés, un marché minuscule, des boutiques aux vitrines vides, une population qui semble oisive. Mitrovica est sans nul doute l'endroit le plus difficile au Kosovo.

Au milieu de tout ça les soldats français de la KFOR et leurs engins tous les 50 m, et la Maison de France, dans les jardins de laquelle se tenait un banquet en l’honneur du ministre de la coopération Charles Josselin. On trouvait là : officiels, préfets, militaires, et une bonne partie des délégations françaises présentes au Kosovo : ICE, Cités unies, Education Nationale, Affaires étrangères … les quatre membres belges de la délégation de Causes Communes qui nous accompagnaient se sont crus à "un banquet colonial". Réunion efficace en tout cas : nous avons pu discuter avec le général Cuche, responsable de la KFOR pour la reconstruction en zone française qui s'est montré intéressé par l'action de villes européennes au Kosovo, dans la perspective d'améliorer la "sécurité", autrement dit de diminuer les tensions inter-communautaires et de favoriser la démocratie locale. Nous avons également rencontré Alain Leroy, administrateur régional de Pejz qui a déclaré être un lecteur attentif de Véronique Nahoum-Grappe, d’Antoine Garapon, et de toutes les publications du comité Kosovo. Il s'est montré intéressé par nos projets et par les maisons des communes. Dans les domaines qui nous préoccupent, il semble plutôt partisan d'actions de terrain associant kosovars et ouest-européens que d'actions centralisées. Le lendemain, Véronique Nahoum-Grappe l'a accompagné à l'ouverture de la mairie de Pejz qui était jusque là scellée.

La zone française est la plus favorable à une action rapide. Outre la question de la langue, l'assistance des militaires ou des officiels français peut grandement faciliter les actions citoyennes et humanitaires. Malgré cela, on peut s'interroger sur les difficultés particulières de cette zone de contact entre les communautés kosovares, sur la pérennité du travail dans la "zone serbe", sur des risques de complaisance entre français. Après les difficultés particulières de la France en Bosnie qui lui valent la confiance de la Serbie et sa présence au nord du Kosovo, avec la nomination de Bernard Kouchner au poste de haut-commissaire, il y a sans nul doute, pour les français, un défi particulier à réussir au Kosovo. La question est de savoir s'il vaut mieux jouer à quitte ou double en concentrant l'action des français dans la zone difficile dévolue à l'armée française, ou s'il vaut mieux disperser nos efforts ?