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L'ombre de Srebrenica

par Georges Waysand et Francis-André Wollman

publié dans Le Monde du 17 avril 1999

Avril 1999

CONTRARIANT l'image d'un pays frileux et replié sur lui-même, plus de quatre cent mille appels ont exprimé la volonté des Français de soulager les souffrances du peuple kosovar. Devant l'horreur, c'est une raison d'espérer mais il ne faudrait pas qu'encore une fois cette émotion soit détournée pour justifier qu'on se résigne à l'inacceptable. Peut-on comprendre ce qui se joue dans cette quatrième guerre menée par Milosevic en dix ans en oubliant les précédentes, en Slovénie, en Croatie et en Bosnie ? Et surtout, peut-on oublier Srebrenica ?

Rappelons-nous 1993-1995, l'avancée des troupes serbes en Bosnie orientale, brûlant les villages, massacrant ceux des habitants qui n'avaient pas fui à temps et, pour finir, la constitution d'enclaves dans lesquelles s'entassaient ceux que, déjà, on appelait les "réfugiés". Emblématique de ces enclaves, Srebrenica : un concentré de l'horreur et de la misère des Bosniaques musulmans terrorisés par l'assaillant serbe. Rappelons-nous le général Morillon franchissant les lignes serbes pour assurer les civils assiégés du soutien indéfectible de la communauté internationale. Srebrenica, déclarée zone protégée par l'ONU... jusqu'à ce que les troupes de Mladic pénètrent dans la ville, effectuent le sinistre tri des hommes et des femmes sous le regard de soldats de l'ONU, puis emmènent les hommes vers une destination prétendument inconnue... Tout cela devant les caméras de télévision dont les commentateurs ne voyaient nulle signification particulière à ce tri, comme s'il n'avait pas eu de précédent historique. Douze mille hommes environ ont été exécutés, les douze mille hommes présents dans l'enclave de Srebrenica, zone protégée par l'ONU.

Vinrent ensuite les accords de Dayton. Soulagement général : la paix allait revenir. Mais la communauté internationale l'avait bien dit : les conditions de la paix, c'était le retour des réfugiés. En 1999 y a-t-il eu un seul village bosno-musulman réinstallé en Bosnie orientale ?

Les protagonistes de la guerre du Kosovo sont les mêmes aujourd'hui. Seules ont changé les cibles du "nettoyage ethnique" mené par les paramilitaires et les troupes régulières de l'armée yougoslave. Maintenant comme à l'époque, le visage de cette guerre, c'est d'abord celui des "réfugiés". Qualificatif abusif. Les Kosovars qu'on a vu arriver aux frontières ne sont pas poussés par une fatalité, une catastrophe naturelle, par nature peu prévisible. Ils n'ont pas choisi un refuge après avoir quitté volontairement leur pays en proie à une guerre qui menacerait la tranquillité des civils. Ils ont été chassés de leurs maisons par des commandos dont la volonté de tuer est avérée par les sévices, les viols, les massacres qui accompagnent leur progression. Plusieurs charniers ont déjà été repérés.

"Que faire des réfugiés ?", pouvait-on lire récemment dans la presse. Euphémisme provocateur par la neutralité qu'il colporte. Les Kosovars qui étaient la semaine dernière aux frontières de la Macédoine et de l'Albanie étaient des déportés chassés de leur pays par une entreprise programmée, calculée et exécutée avec cruauté et intelligence. Désigner les Kosovars par ce qu'ils sont en vérité aurait rendu impossible d'énoncer : "Que faire des déportés ?" sans trouver cette question obscène. Employer le mot "déportés", c'est dire qu'il faut les sauver d'une mort programmée, c'est savoir que le réconfort humanitaire ratera son objectif premier - rétablir leur dignité - si ceux qui les déportent ne sont pas mis hors d'état de nuire.

Il est difficile de croire que l'OTAN et nos gouvernements n'ont fait qu'une erreur d'appréciation manifeste en sous-estimant la ténacité de Milosevic et sa volonté de parachever ses projets meurtriers. Les simples citoyens que nous sommes étaient informés par les associations de défense des droits de l'homme de Belgrade et de Pristina de ce qu'avaient été les crimes de l'automne 1998 et du début 1999, et de l'imminence d'une vague de massacres et de déportations. C'est en connaissance de cause que, dans le catalogue de cent soixante pages des opérations que l'OTAN a établi et paraphé, l'intervention de troupes au sol a été explicitement exclue. De toute façon, que ce soit par incompétence ou par cynisme, en persistant dans ce programme, l'OTAN met en place toutes les conditions requises à un partage territorial du Kosovo. Objectif explicite de Milosevic, ce partage laisserait à la Serbie les fameux monastères qui ne servent de prétexte qu'à la capture des mines de métaux précieux que les frères Milosevic veulent posséder à titre privé. Les Kosovars, qui vivaient déjà à plus de deux cents habitants au kilomètre carré dans un territoire grand comme deux départements français, seraient cantonnés dans une espèce de bande de Gaza en Europe.

Ce succès de Milosevic nous serait alors présenté comme le seul compromis possible pour faire cesser les horreurs qui indignent les opinions publiques. La partition de fait de la Bosnie s'est déroulée suivant le même schéma. Tandis qu'à l'avant-scène l'émotion pour les "réfugiés" prévalait, la partition en timbre-poste de la Bosnie était mise au point dans les coulisses. Il y a fort à craindre que les mêmes acteurs - Milosevic et puissances occidentales - ne développent aujourd'hui le même scénario : une intervention armée limitée suivie d'une intervention humanitaire pour qu'une négociation de paix entérine le projet politique de Milosevic d'expulsion des non-Serbes d'une grande partie du Kosovo.

Dans ce scénario, une force internationale d'interposition nous serait présentée comme garante d'un retour à la paix, alors qu'elle ne ferait qu'entériner la partition du Kosovo. Ce serait un échec politique absolu pour l'Europe et les valeurs de citoyenneté politique que nous défendons, mais ce serait une victoire pour les tenants des Etats ethniques contre les Etats basés sur la citoyenneté.

Le soutien humanitaire aux Kosovars, pour ne pas être détourné des valeurs qui l'inspirent, doit donc s'accompagner d'une vigilance toute particulière vis-à-vis de nos gouvernants pour que le projet politique en cinq points de l'OTAN et de l'ONU soit effectivement mis en œuvre.

Georges Waysand, physicien, et Francis-André Wollman, biologiste
Vice-présidents de l’association ICE